Dans la nuit qui nous guidait

« Cent fois je l’aurais dit : ce qui me reste est presque rien ; mais c’est comme une très petite porte par laquelle il faut passer, au-delà de laquelle rien ne prouve que l’espace ne soit pas aussi grand qu’on l’a rêvé. »
Philippe Jaccottet


prolonger par un nouveau texte : la terre, et au-delà

Dans la nuit qui nous guidait, nul ne vit partir celui que j’appelais mon maître.

Nous allons comme il nous plaît, le ciel et moi. En flânant vers ce qui reste, la marée toujours basse, les pierres, la courbe instable de l’horizon.
Je brouille l’eau des flaques, des visages se défont.
Puis lentement reviennent.
Mais le vent me berce.
J’ai tout le temps.
Car je parle d’infiniment loin.
Je m’en vais.

Sans doute, armé de pied en cap, ayant longé le couloir qui séparait des siens nos quartiers obscurs, et poussé au fond la vieille porte qui ne fermait plus, mon maître avait-il rejoint le pré derrière la ferme et sans doute, une fois encore, était-ce l’éclat du linge, des draps oubliés qui l’avait attiré dehors, le linge des jeux nocturnes — reliefs brisés, éblouissants des collines, le vent, les arbres à neige fourmillant d’ombres — comme si, dans un grand froissement de vague métallique, une mine d’argent venait de s’ouvrir là, sur l’herbe nue. Mais quelque chose alerta les hérons, une plainte, un éclair de fer blanc, ou la silhouette lourde de mon maître vacillant sous la lune, au-delà du ruisseau, car je les entendis crier dans mon rêve.
Je dormais parmi poussière et sonnailles, et le rêve que je poursuivais sous l’épaisseur de l’eau me demeurait irrécupérable : impuissant à le faire venir à une quelconque présence, parfois j’ouvrais les yeux sur un mur de mots qui tombait à mes pieds, sans bruit et sans connaissance, et je me retournais sur la couche de paille.
J’étais brindille ou sable, pierre parmi les pierres sur le bord du chemin, et mon âme revenait à la terre, et je dormais là paisiblement, ma tête posée sur son bras engourdi.
Ou bien j’étais le livre qui parlait seul, oublié parmi les feuilles, dans l’élan vaste et profus d’un bois ou plus personne ne viendrait, car mot à mot il disparaissait, comme la dune qui tremble sous la lumière inflexible, et j’étais à la merci d’un envol brusque d’oiseaux noirs, et de la nausée, et de l’intensification de ma migraine. Le vertige alors achevait l’espace, que le mufle du vieil âne, contre ma joue, réchauffait en vain.
Je dormais ou croyais dormir, ce qui est même épreuve.
La mer aboyait, critiquant et louant tour à tour le concept d’une terreur secrète, visible de toute part comme l’écume sur l’eau, et néanmoins cachée au plus intime des choses.
La mer n’avait pas de lieu. Elle rôdait libre autour de la ferme. Sa voix pleine, assourdissante, haute jusqu’aux étoiles, lacérait de mon sommeil le voile fin, et nous devions les bêtes et moi nous ménager dans ce vacarme un dur repos.

Avril nous fatiguait de pluie et de soleil. De matins gris. D’arcs-en-ciel suffocants et de neige née dans l’espérance d’un nid, sans plumes et sans lettres, où nous serions chaleur, peau et roucoulements contre le froid des lignes, le maître et moi.
À cette époque, l’impossibilité d’écrire avait depuis longtemps dépeuplé nos contrées, et mon maître en était malade, rongé d’anxiété, de tristesse et d’insomnies, et moi j’allais, ballotté dans ses pensées, au hasard des courants qui parfois gonflaient comme des tempêtes, ou se traînaient, maigres filets, dans la vase et l’herbe.

Sans doute mon maître était-il sorti, cette nuit-là, désespéré de voir qu’à nouveau tout débutait si mal : la phrase, le plan, le rythme. L’encre, le souffle. Tout sombrait. Son poème une fois de plus sonnerait creux contre le mur de l’aube.
Il s’échauffait dans son coin, monologuant à l’infini.
Il n’était qu’une impasse, malodorante et sombre, trois mots quelconques s’y étaient fourvoyés, disait-il, et de colère vrombissaient, heurtant les os de son crâne. Que puis-je tirer de ces bribes, dis-moi, de ces fragments ? Ils sont pleins de vides, d’exclusions, de bourrasques. D’oubli.
Il se mouchait. Je voyais arriver les larmes. Sur elles, pas plus que sur un ciel de pluie mon maître n’avait de pouvoir : elles coulaient simplement.
Il faudrait nouer trois fils, entends-tu, ou quatre, mais solides, souples, bien trempés, bien serrés, pour recueillir un peu de ce qui file, le chant, le tout petit, ce trésor, le saisir par les ailes, le voir grandir vêtu de mots et embellir, mais il coule, il fuit par tous les trous, il se perd, il m’emporte. Il me met en pièces.
Il s’agitait près du feu. Un ciel bas de famine et d’orage ne le quittait plus.
Je versais l’eau, préparais les potions, comptais les gouttes.
Je l’écoutais dans la monotonie de mes tâches.
Des ondées rauques frappaient le toit.
Un ressac mystérieux, de plus en plus souvent, ramenait mon maître à ses vieilles lunes, et elles à lui, et les mots glissaient sur son visage blanc avec l’eau de la vitre, avec la trace de ses doigts et la couleur de ses yeux, puis disparaissaient dans les plinthes.
Car la vie en lui avait la mort facile, enracinée, ses mots en étaient pleins comme de minuscules, d’innombrables barges de gravats qui glissaient avec l’eau de la vitre, la trace de ses doigts et la couleur de ses yeux, sur son visage blanc.

J’étais peu nourri mais ne connaissais pas la faim.
Et je dormais beaucoup, oublié de mon maître, la plupart du temps.
Souvent je vagabondais, dans le verger ou le jardin clos, de la plage à la forêt, des bâtiments au fleuve, des plaines et ses hautes herbes aux contreforts de la montagne, mais jamais trop loin du domaine et suivant toujours des sentes bien tracées tant me retenait la crainte de me perdre.

L’immensité nous entourait.

Il m’arrivait de croiser les autres, ils étaient peu nombreux. Silencieux, furtifs, ils étaient solitaires, et en cela secrètement je les appelais mes frères, et autant que je sache ils n’avaient pas de nom. Ils m’étaient indifférents. Les quelques mots que nous échangions, ici ou là, concernaient le service du maître.
Je les revois comme des ombres.
Des ombres de moi-même.

Je pensais aux pierres, beaucoup.
Je les aimais.
Peut-être était-ce dormir.
Les pierres pensaient à moi et je pensais à elles, à ce hasard très lent et mécanique où la lumière sédimentait en un faisceau d’obliques, nocturnes et drues comme des pluies figées dans leur nombre d’or. J’allais dans ces eaux resserrées, entre feuillets et orbes abîmés en eux-mêmes, et la couleur naissait d’une beauté si pure qu’elle y brûlait d’un coup tous ses vaisseaux.
Je caressais l’agate fraîche et la roulais sur ma poitrine.

Le monde était humide de paresse et d’ombre, de promiscuité animale, multiple, fanatique et aveugle, et les palétuviers souffraient de la manie de mon maître, parmi tant d’autres, d’appeler au secours de ses nuits impossibles la neige, ou le claquement d’aurores boréales, ou les odeurs de la taïga.
Il y a ce chenal dans la vie d’un homme par où la blancheur s’écoule : au secours criait mon maître, le vent m’emporte, et moi si neuf en ce monde, à peine une esquisse, le long du bord sans mots je le suivais, lui tendant la main, ou des bâtons qu’il était bien trop loin et malhabile pour pouvoir saisir.
Il réapparaissait à la fin du jour, blême et distrait, accablé de lassitude. Il soutenait qu’au-delà de la ferme il n’y avait plus de lointains, ou bien qu’ils avaient l’opacité fixe, taciturne et glaçante du tracteur, dont l’épave rouillait dans les ronces avec la herse, derrière la grange.

Il était vieux d’une vieillesse terne, plaintive et bougonne, sans panache.
Y dominaient l’inquiétude et le doute, et les douleurs opiniâtres dans sa carcasse usée. Il connaissait la gêne, presque la pauvreté, et, disait-il, la fatigue de vivre. Qu’est-ce-que cela veut dire, la fatigue de vivre ? Voilà une question que je me posais, étant jeune, et même né d’hier dans la vieille tête de mon maître. Je n’attendais pas de réponse, oubliant vite les questions : j’étais déjà loin, sans doute séduit par d’absurdes images, éphémères et brillantes, ou veloutées comme les papillons, et joyeusement, sans contrainte, je courais de l’une à l’autre.
Il n’y a pas de réponse disait mon maître certains matins, alors, à quoi bon aggraver de questions ce délabré, ce désuni où nous nous débattons. Il m’est déjà si difficile de me tenir debout. Et le soir du même jour, geignant encore plus fort, il déplorait qu’il y eût trop de réponses, au point que j’ai oublié la question, Franz, disait-il, je l’ai perdue de vue.
Quelle était la question, Franz ?
Ceci les matins et les soirs où je m’appelais Franz.
Je m’en tenais donc au hasard et ses lois, aux vents qu’il faisait souffler, à ses directives, ses climats.
Et j’allais curieux, ignorant de tout.

Mais je savais que j’aimais vivre.

 

extrait d’un travail en cours

 


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 juin 2020
merci aux 1078 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page