aller au mot

« la lumière vient de ce qui se laisse détruire »

André du Bouchet


prolonger par un nouveau texte : Navire mémorable, avec îles

parfois, nous sentons la contrainte d’écrire

nous nous avançons – nous allons au bord des mots : tout au bord – nous ne les voyons pas, nous essayons de ne plus savoir exactement ce que c’est qu’un mot – cela doit devenir une notion très floue – nous disons « le mot » en général, nous ne faisons pas de différence – la question du sens ne se pose pas – nous restons légers, le plus possible à la surface des choses

nous disons : aller au mot – cela bouge – c’est vif, il y a une dynamique

là, au bord, ça ne dépend pas de nous – nous attendons sans impatience

du temps passe

quelque chose se manifeste : un son – c’est un mot, sans doute – celui-là ou un autre – pour l’instant nous ne le savons pas – mais plus peut-être un son, tout simplement – il se recueille en lui-même

il nous appelle, silencieusement

il travaille – avec lenteur – il nous monte à lui, il nous hisse : il se souvient – il se remémore – nous – un peu de notre odeur, de notre peau – comment nous l’avons approché, un jour – comment, un instant, il nous a pris, tenus en lui, nous avons fait corps avec lui

il nous cherche – on le voit presque – c’est un mot – tel ou tel – on le flaire – il nous sent – il nous cherche dans sa mémoire de mot – on l’entend – il rappelle ce qu’il peut de nous – cette petite chose de nous déposée en lui - cette petite histoire – il est difficile de la reconnaître, de l’identifier entre toutes – car les mots sont des sacs pleins – remplis par les autres, tous les autres – d’un peu d’eux-mêmes – aussi – comme ce peu de nous-mêmes : et tout cela mélangé, en vrac dans le sac-mot

ces traces de nous, que le mot porte

ces miettes, cet infime, dont on ne peut dire de quoi il fut fait, en plus d’un peu de nous, d’un peu de notre sang : peut-être une rue, un geste – une voix – un ciel, une épaule, un fleuve – peut-être un visage, un mur, qui fut infiniment et douloureusement présent, un jour, en cet éclair où il nous apparut

ce peu de nous, ces bribes, ces bégaiements – ces indices que le mot porte

ramener à la surface, ce que nous, de nous, avons mis en lui, un jour : voilà sa vocation de mot

voilà le service qu’il doit nous rendre, lorsque nous allons à lui, lorsque nous allons au mot : nous rendre nue, nette, libre de ce qui n’est pas nous, cette petite touche de nous comme une empreinte, qu’à un moment ou à un autre, nous y avons déposée, en quelque sorte pour le marquer, tel un territoire

aller au mot

il faut donc aller au mot quand écrire s’impose

car cela s’impose – de plus ou moins loin, avec parfois de l’intensité, de l’inquiétude - pas toujours

on attend, puis le mot nous fait signe – quand il est, ce mot-là, dans cet effort de trier, de fouiller, au fond de son sac où cela palpite, grouille et bruit – de tenter de voir, distinguer, dans le grand désordre du sac, ce qui en propre nous revient – ce qui l’encombre, finalement – ce qui en lui n’a pas vraiment de place – et tenter de l’extraire

et voilà qu’il l’extrait, quelques fois – on ne sait comment, mais on le sait – question de conjonction : petit éclair, léger vertige, courte apnée : rien ne change, autour – on ne voit rien – mais l’étonnement est toujours nouveau

alors, c’est à nous – d’atteindre ce que là, si loin, si près, il nous livre – de trouver des orifices, des passages – pour la récupération – un flux, ou de petites pertes, des coulées – un suintement, au moins – un peu de ce qu’il y a de nous, qui n’a pas été perdu, dans le mot, et dont il se souvient encore – garde une trace usante, obsédante – une marque qui l’a gauchi, infléchi – car le mot que nous avons touché, un jour, nous l’avons par là même déplacé – très légèrement – dans les rangs du vocabulaire, le voici en décalage, un peu en déséquilibre

ça n’est plus tout à fait, seulement un mot – à l’écrire, lui, nous n’en serons pas que le scripteur, nous serons sa page : il nous griffera – et la petite douleur nous réveillera – nous serons ailleurs – il n’y aura plus d’écriture, à forme dense, ou fluide – ou autre – il y aura un écrire – il y aura de la marche – difficile – accidentée – en terrain imprévisible, caillouteux – au climat rude – de la vie s’y jouera, discrètement, à bas bruit

dès lors, nous n’aurons plus que cela en tête : trouver des passages, dans ce mot – des accès – des conduits, des seuils – des trouées – pour revenir à cette trace de l’instant – où nous avons rencontré le mot – où nous l’avons, un jour, en notre chair, connu – tout cela du furtif, de l’impondérable – sauvage, effarouché – indestructible – qui peut-être baigne dans une odeur – une consistance sous les doigts – une couleur – une sensation

une sensation toujours vivante, car rien n’en vient à bout : la difficulté est le chemin – celui qui nous y ramène, caillouteux

et tout nous en détourne – l’habitude, la paresse – la fatigue – les mots, les autres mots : ceux qui s’imposent, gênant l’avancée, faisant masse et vacarme – il serait si facile de leur céder : route droite, bien éclairée, construite – nous ne la prenons pas

nous avons peu d’outils, peu de talent, peu d’ongle – peu de temps – nous allons timorés, à l’aveugle – l’espace est réduit, le sol instable – rien qui retienne, séduise – mais c’est bien là qu’il faut que nous soyons – à sonder – à tenter des percées – nous guide à travers la pierre, le rayonnement de la trace : elle est tout près, c’est bien ici qu’il faut que nous soyons

et souvent on se perd – on rentre – n’ayant pas trouvé – ni plus riche, ni moins riche : un coup pour rien

et parfois, on l’atteint, la trace : une secousse – un emportement dans le silence – cela qui semble fondre : le corps ouvert, les grands flots de pénétration – et le mot dans le tumulte, sans défense, aspiré qui nous traverse, nous parcourt – tout entier plié, imbibé de nos humeurs, il entre dans la trace, dans la sensation, il s’y imbrique - enfin – trouble, jubilation prudente, comme cela trop beau, trop attendu – de la correspondance, du son juste : le mot devient la sensation – un soulèvement – comme au-dessus de la terre, un paysage en bas qui s’organise, soudain, qui émerge – une projection de tous nos paysages – et révélant pourtant, en une composition étrange, quelque chose d’inconnu – d’universel – que nous n’avions pas vu, ne pouvions pas voir

si petit, pas grand chose, tout cela court, vite distrait, aboli – mais – aller au mot – tout au bord

la patience

le mot vient, nous fait signe – ou pas

si oui, le prendre à bras le corps – s’y coller

puis en finir – passer à autre chose

sinon, cela n’est pas grave, quand même


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juin 2012
merci aux 1160 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page