la relation

« Qui donc en toi toujours s’aliène et se renie ? »
Saint-John Perse


prolonger par un nouveau texte : Voix | New York

Cette chose simple.

Je pourrais si, des yeux. La toucher.

Si je voyais : une forme. Avec des creux, des marques. Une consistance. Droite ou gauche, haut ou bas, dehors, dedans. Une fin. Un mouvement, un appel. Vers moi. Un corps. Un sens, un commencement. Mais.

Il n’y a pas d’image.

De moi à l’autre, il, elle – mon relié, ma – il n’y a pas d’image. On ne voit rien. Comme il y a cette image, par exemple, ce flux, entre l’île et moi. Me reliant à l’île. Ou à la phrase intarissable de la nuit. Ou à la pierre. À la montagne. À la crête en esquilles aiguës. À l’arbre, au fleuve. Ou au simple mur, le crépi taché de mousse, le toit et son ciel. Leur image. Qui les porte en moi, me porte en eux. Yeux fermés, couchée, la nuit. Ou loin. Par laquelle en moi je les porte. D’eux à moi il y a cette image. Même chiffonnée, méconnaissable. Même lasse, décolorée. Ce train d’images. Cette nervure fine où la vie circule, me rattache.

Il n’y a pas d’image, dans la relation. À l’autre. C’est noir. Qu’y a-t-il entre. Qu’est-ce qui la relie, si je savais. À moi, ce que je suis là : seule. Penchée, écrivant. Quelque chose du temps, la relie. À moi. De l’autre. D’urgent, de pressé. Quelque chose du bruit. D’un choc. Un trait tiré qui me traverse, qui va droit par moi. Peut-être. Que l’on ne voie rien : l’autre n’y est pour rien. Personne ne voit, ni l’autre. Et c’est là, pourtant. Bruyant, vide. Remuant. Nous tournons sur nous-mêmes. Nous cherchons. Cela nous garde éloignés, seuls.

Un trait tiré en dedans, qui me traverse, qui va droit par moi : est-ce un trou, la relation. Un son déchirant. Une perforation. Une balistique avec du sang. Un trou d’impact, chaud, liquide. Ou sec, brûlé : un rayon de la mort. Par le ventre avec les mains autour. Pas ça, pas vraiment. Ou alors par la tête : une intrusion avec des formes confuses, des imaginations. En brouillard, en éclairs. Des idées changeantes. Non finies, qui peinent. Une chose de tête seulement, la relation. Pas toujours. Pas seulement. Je m’avance mais.

On ne voit rien. Ce qui fait du bruit : le jour, la nuit, les heures, ce qui compte. Ce qui scande, on l’entend. On entend ce qui décompte, qui bruit. On entend la relation.

Je m’avance.

La relation. La réduire à un volume simple. Un cylindre. Un tunnel. Un espace qui traverse. Un « no man’s land » . En tous cas, la relation : ce qui arrive d’un bout à l’autre d’un espace qui traverse, voilà. Et ce sont les mots qui arrivent : les habitants. Ne cherche pas plus loin. Face à face. Leurs postures. Des postures combattantes d’habitants-mots. Dans le noir. Électriques, dénudés. Dangereux. Ne pas toucher des yeux même pour une chose simple : les mots. J’ai essayé.

Mais le relié. L’autre. Qui est-il, elle ? Lui ? Tu sais, tu ne sais pas : rien. Quelque part là-bas dans l’espace. Où ? Sans visibilité, sans trace. Je l’ai même oubliée, elle. Lui. Mon relié, pourtant. Ses traits : de l’eau, de la nuit, rien de lumière. Sa voix. J’ai oublié le relié trop léger, son nom. L’ai-je connu. Mon relié, pourtant. Celui que j’aimais, qui sait. Pourquoi ce relié et pas un autre, pourquoi ce relié-ci, à moi, un jour, relié ? Par quels liens ?

J’ai oublié pourquoi ce relié-ci mais la relation ça ne s’oublie pas. À cause des mots. Des mots fortement encordés. Tout au long du nerf. C’est cela qui fait mal, dans la relation : le nerf. Le mot. Espace de la relation égale trajet du nerf. La chute d’un mot, et tous les mots qui tombent. S’arrachent. Ça scie, ça grésille.

La relation, c’est la relation des mots. La relation des mots entre eux qui fait du bruit, qui souffre. Trop de variations. En général.

Des transitoires : intensité, décroissance. Fatigantes. Des erratiques qui percutent le noyau du nerf. Violentes. Des périodiques qui pulsent, usent le mot, sa capacité respiratoire. Son principe de vie, à petit feu. Mot ne meurt pas. Devient maigre. Aigre. Insuffisant. Ne veut absolument plus être relié. Plutôt régurgité par la relation. Te repousse. Te maudit, te chasse. Un bonne fois pour toutes. J’ai essayé.

La relation c’est la distance : il n’y a que des mots. C’est bien là que tu es avec ton relié – avec elle : dans la distance des mots. Cet espace qui vous sépare et porte votre union séparée. Qu’est-ce ? Une impasse. Une beauté. Un avenir d’horizon. Infiniment reculé. Un inaccessible avec des vibrations, oui. Des mots de mouvement : des paquets bien rangés, disciplinés, ou désordonnés, dans ce vide. Ça pousse et ça tire. La relation c’est : la résistance. À toute relation. Il n’y a rien qui veuille moins que la relation être relié. La relation écarte. Elle recule pour mieux voir. La relation n’embrasse pas : elle cherche des passages pour l’air. La relation est le contraire de l’étreinte.

Et tu arpentes seul, en propriétaire, sa vie mentale déserte mais bavardant à soi indéfiniment : elle est vide. Elle fuit toute liaison et que peut-on faire de son relié impossible – elle ? La chercher, le pleurer. L’inventer. L’écrire. Espace de la relation : un tableau. De la terre. Une page. Venteuse, sans bord, grand ouverte : un champ de bataille. Où tu t’affrontes. Avec les mots. À tenter des percées dans la ténèbre de leurs corps mous. Dès fois qu’au-delà, on voit. Un peu de l’autre. S’il est là.

Et tu sais qu’il fut un temps avant le temps, où la relation n’existait pas. Ou dehors n’existait pas. Il n’y avait qu’un ici, qu’une issue : le dedans. Tu étais le dedans. Tu étais l’intérieur de tout. Tu étais inséparé. Confus, emmêlé. Noyé. Sans mots. Tu étais l’autre. Vous étiez la même chair. La même chaleur et la même ténèbre. Et tu as ce flair de bête, pour en pister encore les humeurs, les odeurs. Quand la route est nue, froide à perte de vue. Et sous les mots qui défilent, qu’elle sonne le fer. Qui t’a construit ce décor ? Qui t’a construit ce dehors ? Tu fermes le poing. Tu le ronges.

Tu dis : il faut marcher la relation. Il faut marcher la relation jusqu’au bout comme une route. Qui sait où est l’autre ? Au bout des mots : venir à bout des mots voir l’autre. À contre-courant des mots. C’est difficile. Tu t’épuises. L’autre, ton relié – elle, il : tu le sens. Tu sens son odeur. Il est caché par les mots. Les mots de la relation. Qui sont mots d’exil, de séparation. Il faut décimer les mots. Marcher la relation. Sur toute sa longueur. Jusqu’au bout de la route. Devenir sans mots.

Toucher l’autre.

 


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 février 2012
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