pont Wilson

« Ce rond cri d’oiseau
Repose dans l’instant qui l’engendre
Grand comme un ciel sur la forêt fanée
Tout vient docilement se ranger dans ce cri
Tout le paysage semble y reposer »
Rilke

« Cet âge est un âge mauvais. Il cherche un signe. Mais de signe il ne lui sera pas donné. »
Évangile, Luc


prolonger par un nouveau texte : ce qui fait qu’aveuglante

Tension extrême entre les rives. Loire force.

Coulées de glace dans le ventre des saules.

Jonchées de bois flotté sur tapis de menthe, de coquilles.

Au ras de l’eau, l’oeil de la loutre, son masque d’algues.

Trop tard pour relever les collets : un silure s’en charge. Faux sommeil, ombre placide bardée de crocs dans la vase, les renouées.

Patience.

Inconsolable nudité humaine : la nuit est aux batteuses de linge (« Très blanc le pauvre linceul, au soir du jugement. »)

Des pêcheurs accablés suivent des yeux leurs doubles : ni morts ni vivants ils les abandonnent. Aux trembles. À la lune. Aux gueux en fourrure qui rôdent entre les souches, se figent : trente-huit dents aiguës dans la mâchoire étroite, deux sillons de phosphore qui voient tout, disparaissent.

La rouille neige à gros flocons.

C’est la jungle des boires.

Gabarre de l’oubli : Jenny Dents Vertes la hante. Rire fou et sifflement dans les touffes de vipérine. Harpies des eaux fangeuses, goules, effraies au plumage clair : ça crie ça tourne et soudain ça foudroie, ailes coupées, projectile bec, vertigineusement. Souffle qui pulvérise le front dans une pluie de plumes, hérisse la tête d’ongles, de serres. Fracas d’eau sous la voûte, brise-tempes : aux reliefs écorchés ces prêles chaotiques, ces vignes desséchées.

Et puis la toux rauque, les sanglots secs.

Ébranlement des sols : pont Wilson sous les eaux, l’exil. Les passerelles sautent, minées. Les feuillages croulent sur les socles déversoirs, et dans la chair tendre, des coins de métal s’allument comme une chaîne d’étoiles.

Trois arches côté nord s’affaissent. En amont, des bulles crèvent dans les larmes qui rompent. Par le nez, par la bouche.

Larmes courtes sur le flot rapide, lames : Loire saute et le tablier chancelle. Entre la deuxième et la troisième pile, faucon : au ras des joues, au couteau. Dans le bois dégradé la blessure se ramifie : je suis compacte. Le tablier bascule et l’écume le recueille, le fer et le sel déposent, le hurlement dure. Pleurer toujours, ne plus voir. Tomber au feu, à l’ennemi. Dans ses bras. Pour aller à soi. Se replier dans le bruit des paumes, paupières brûlées. Quand on presse la nuit le pont titube, objet terrifié de la jubilation des eaux.

Le vent démâte les îles, les disperse sur les grèves froides, la fièvre est à quarante et l’affouillement sauvage. Dans la berge meuble, les nids terriers s’effondrent : toujours des plumes toujours du sang.

Loire bande au creux de mes reins et le dos casse, les genoux plient. Une main d’eau saisit la nuque. On respire court. On se traîne.

Corps légers des martins-pêcheurs dans les racines de plastique, un sac poubelle explose contre un panneau criblé de balles : baignade interdite, courants tourbillonnants, passes dangereuses.

Les ronces rampent jusqu’aux friches d’asphalte. Un poitrinaire s’éloigne, il cherche l’herbe aux sorcières mais elle se cache. Sa toux est pleine d’espoir, elle est vivante.

Le front coule avec le coeur et tout ce sang dans la fournaise.

La mère cane love ses petits sous son aile. Cette grêle de grenaille et les troncs des érables qui vacillent : tout là, dans la tête. Fleuve séquestré, enroulé mille fois comme un drap d’eau de poids terne. Infini. Et les murs d’os contrant la débâcle, qui luttent, arcs tendus, en rythme. Vieux bois d’effort, navire à bout.

Lente, Loire grimpe le remblai sur l’échelle des crues. Les béliers de granit s’agitent. En selle sur le fleuve pâle, la mer pique des deux : la ville se rapproche.

Cadavres de mots écrasent la langue. Destruction par tir. Pollution des eaux. Piégeage. Collision avec des voitures. Des vitres. Des fils aériens. Des fronts. La nausée plombe la poignée de cachets, c’est l’heure.

Silure émerge. Il ramène sa nuit des Portes de Fer, ses Carpates. Sa nuit d’amoureux de la mort. Dniepr, Ebre, la bouche pleine de pierres, sous le dur sein de la montagne. Un ’îlot du temps aux aiguilles fixes, imprononçable. Nuit des fleuves valaques, des sapins noirs roulés jusqu’au delta fourchu, et plus loin la mer. Quand l’air surtout est saturé du tintement des grelots, d’odeurs tranchantes comme la tôle. Nuit toutes les nuits chassée dans les fondations du Pont Wilson, qui ne relie rien ni personne à l’âme des silures. Ou à la mienne.

Angle nord septième arche, ces yeux de loup malade, par-dessous le bonnet de laine : ici on nourrit l’insatiable, la guenon au ventre toujours creux. Les béliers plongent, la mer vide les arçons. La pompe est amorcée sous le sable, dans les racines d’armoises et de sagittaires. La goutte de sang affleure, la veine s’ouvre à la lumière bleue. Toutes ces perles brûlantes, quand la vague remonte épaisse, du fond des tripes jusqu’aux yeux.

La bière, par les grands os du crâne, envahit les structures du pont : heurtés sur la ligne de poudre, ces morts à gober les mouches. À pêcher la fumée. Absents.

Puis les béliers attaquent. Sous leurs cornes de marbre, la mer s’ouvre et par longues nappes, le pollen des abysses s’épand : le fleuve déborde, gonfle dans la bouche, et la pâte acide éclate. Embrase le rêve du silure, dans son affût de branchages.

Un vol de barons noirs, face à la bibliothèque, envahit l’île Aucard et ses peupliers reposoirs. Pour la nuit.

Descartes rêve en habit de lumière.

Près du manège qui tourne à vide, les eaux froides fusent, la mise à mort est brève : le goéland de belle taille, à coups de bec répétés, brise la tête du poussin.

Dans les craquelures de la vase, l’empreinte du héron.

Nos vols de nuit. Les néons bleus s’allument sur le pont de Fil.

Convulsions de la berge, ces mots : les phares délivrent l’orchidée robuste, son odeur forte, son masque d’insecte.

Des chevrons, des lignes obliques, en grandes bandes dans le ciel. 

Tous ces oiseaux.

 


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2011
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