Rossinante

« Porte de Venise, nuit blanche sur un parking, trafics louches de camion à camion, quatrième lecture du Quichotte sous un lampadaire, présence des morts, grésillement des mégots dans les flaques de bière, épuisement : ce que l’on écrit comme on peut dans le ferry au matin – et dans une urgence d’ailleurs que rien ne légitime – au lieu d’aller dormir. »


prolonger par un nouveau texte : ce vertige

saoule perdue la mémoire fonce,

le désert guide sa cavale dans le semis des torchères :

contournons l’obstacle Rossinante,

ces palmiers aux lunes cliquetantes abritent des amants de plâtre,

le temps les écaille lèvre à lèvre puis les laisse pendants sur leurs bancs de sable,

nous n’y sommes pour rien,

si des casernes flottent sur des flaques d’huile,

si de jeunes soldats tombent comme des oisillons tendres,

ces cœurs sous vitrine ont terminé le voyage,

qui fut sans haine ni amour ni barda ni feuille de route,

mais gris de froid dans le Sahara de la blanche,

ses gants de vaisselle et ses baquets d’ammoniaque

et le ménage toujours à faire dans les veines dévastées

*

souviens-toi des gondoles,

carrelées au néon de latrine parmi les masques, les sachets de frites,

à deux heures le matin sous les ponts des grands huit,

les corbillards de scenic railway soupiraient,

roulant au bandonéon leur exil

sur des eaux de carton-pâte,

le train des fantômes s’étirait,

la gare vacillait sur ses talons de bois quand nous vîmes Lord Jim au guichet du triage,

frottant ses mèches blondes contre un écran de pluie bleue,

il remontait l’horloge de ses naufrages,

sa négritude sous le képi était sereine, irrévocable,

parfois dans ses mains il la portait comme une tête d’os,

comme la tête d’os de l’aimée déterrée dans la cale parmi chaînes et mensonges,

et il chantait pour elle,

depuis l’aube jusqu’à la nuit avec ses fuites,

ses transparences fanées de poitrinaire en dentelle,

de l’autre côté du vent sur un esquif il rame,

il chante Lord Jim,

alors que sa chair et son sang des profondeurs appellent

*

les baraques foraines et leurs camelots en blouse prodiguent cette mort de cocagne lavée,

quadrillée aux barbituriques dans les greniers où des poupées en poussière,

oubliées des saisons et des routes,

réchauffent leur deuil contre la fourrure des matons quand la marée cisaille les haubans et se paye sur elles d’une livre de chair rance,

quand ça gèle sous l’électrochoc dans leur perruque grise,

et que de San Clemente à San Michele,

pèsent d’une épaule l’autre des soleils-cibles crevés par les tirs de barrage,

bras levés,

fronts ouverts sur les ossuaires de la parole résistante

contredite et ajournée au bégaiement de sa naissance,

plus que bouche errant seule,

mâchant le corps par les yeux,

menant sa faim où Tantale peaufine une scénographie de nécropole,

avec marbre et pleureuses,

couvercle vissé sur l’antique douleur séquestrée dans les plis,

équivoque beauté évidée par le sexe,

autopsiée sur un banc d’arrière-cuisine aux placards toujours vides,

mais le sommeil est prêt dans la seringue aux transistors, il irrigue ton oreille par la voix de la mère,

lèvres appelées de toutes ses blessures

par l’enfant trouvé,

caché dans les anfractuosités du poème et ratatiné dans son bocal de vieillesse

*

pâte d’espace à demi liquide, temps dénervé, imprévisible,

heures foliées qui infusent dans une vulve de morte

alors que là-bas de l’autre côté du verre,

dans d’autres cahiers,

disparaît cet épanchement de sein lourd,

repu de succion et de lumière

*

que les rames nous mènent aux épousailles de la mer,

lagune,

que ta barque figure un berger

poussant les ponts parmi l’arche céleste,

quand le doge te nomme d’un nom de femme,

sache qu’avec la jouissance le chant s’amenuise,

se retire des mots, rentre dans la gorge,

fait retour au minéral qui respire,

d’hôpitaux de jour

en asiles de nuit,

puis là,

au ras de l’eau

*

Rossinante, fils pauvre à la croupe maigre,

le vent cingle les aires d’autoroute où la nuit nous rattrape quand nous courons la mémoire,

saoule perdue à l’assaut du désert et ses méthaniers,

grand large avec oasis de tôle et pylônes galvanisés irradiant jusqu’à la moelle,

face ravagée au bistouri électrique,

puits de forage intra crânien de trois heures avant l’aube, offshore,

comme un tambour,

quand la bière pleut sur les pissoirs à routiers,

les yeux mâchent la braise, ils ne veulent pas voir,

ils sont fermés sur des clous, lestés de sable, scellés à la glu,

alors on taille leur plaie au cutter et la paupière se déchire,

on pleure,

et l’asphalte ouvre jusqu’aux lèvres des pistes de feu

avec déjections de cendres dans la parole défaite,

elle gratte l’envers du visage Rossinante,

on tousse,

on rebraguette un café aigre dans son linceul de plastique,

et les mains se tiennent chaud

*

vie diffluente, asynchrone, coincée entre l’encre et le papier dans un bâillement de l’angle mort,

tandis que l’œil soupèse cette charge de matière hostile,

disparate et mal arrimée,

sans mesure et sans écriture,

connue mais non reconnue,

exorbitée des mots,

et qu’il regarde comme toi et moi

on regarderait nos ventres

s’ouvrant sans douleur sur la nacre des tripes

*

Rossinante, écoute les torons d’acier rouler dans le cou des hommes,

leurs bras rouges enserrent un enfant qui leur ressemble,

quand le moulin arrache,

s’ébroue dans la membrure de fer,

quand les phares fustigent la nuit,

arrachent sa robe,

assèchent le ciel,

épongent les étoiles,

hume Rossinante la sueur des torses,

larges, puissants,

toi dont le dos est tout démanché,

hume sur les parkings

la chair matriculée menottée à sa propre mort,

fluorescente,

quand la nuit souillée recompte ses abattis

et clopine en chaussons vers l’arrêt d’urgence

*

filons au lac Stymphale Rossinante,

par la mer d’oliviers et les îlots de calcaire,

le temps presse,

déjà les cyprès d’un coup d’eye liner raturent l’horizon,

les décors de ville tremblent comme des châteaux de cartes,

on peut voir,

par cet oeil entrouvert de l’aube,

les oiseaux hurleurs tout armés dans leurs starting-blocks,

ils filent, tuant dans l’œuf sacré le voyage,

et les dieux du voyageur,

retour du temple

*

ah ! tourner avec les moulins Rossinante,

rêver le monde en navire debout et mettre à la voile,

le mesurer aux visions du Quichotte,

le mesurer aux visions du livre, le vivre comme une vision du livre armée de la cale au pont de la tension des mots du livre,

reprendre la route,

arroser la mer du sang du livre

pressé quatre siècles dans le pressoir à mémoire,

bouche du livre à bouche du monde,

à la guerre Rossinante,

à la guerre mon fils, toi placide et si peu ardent,

moi vieux, courons à la guerre !

allons,

de guerre est le Quichotte, de route,

livre des livres pressé dans le pressoir à mémoire

quatre siècles,

en avant Rossinante mon fils,

peupler l’inhabitable allons,

toi et moi cherchant les aventures allons,

sortons dans la campagne


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 juin 2011
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