illuminations

L’atelier permet un travail qui relève peu de l’autobiographie, mais beaucoup d’une tentative de repérer et comprendre, dans l’articulation des souvenirs entre eux, ces déboîtements, ces luxations accidentelles – ou congénitales – sortes de pot au noir où la mécanique se relâche, laissant un vide : quelque chose qu’il faudrait identifier y rôde, se cache, causant dans le parcours difficile de la vie cette claudication légère, cette démarche irrégulière, voire chancelante, et même de loin, parfois, pénible à voir.


prolonger par un nouveau texte : la relation

soi-disant qu’Il devait y être, le Brun, l’Inconsolé, celui pour lequel on était là, clandestine – pour lequel on avait fait le mur – fugué – partie les mains dans les poches – sur la côte – d’Azur – oui je peux te loger, sûr – chez moi, pas vraiment – c’est la cave – mais frais, propre – personne saura, c’est pas mal – c’est l’autre qui l’avait dit à l’un qui l’avait dit à l’autre – oui, Il est là, en tournée – arrivé des Baléares, de Londres – de New York – d’Hydra, une île – la Sardaigne ou la Grèce – quelque chose comme ça – on L’a vu – deux soirs de suite – dans un bar qui donne sur La Croisette – facile – alors on file, on lève le camp – de vacances : randonnées, observation de la nature – bobard, mensonge : on trouve toujours – on se tire – on part les mains dans les poches – fini les Alpes, on descend des montagnes – à midi gare des cars : la ville – c’est Cannes – la mer, les palmiers – et Lui – on est en amour – on est folle : on est foudroyée – c’est comme ça qu’on dit : morte – on n’a plus de vie, il a tout pris – bu, aspiré dans sa voix – dans ses yeux – sa tristesse – on est partie dans Lui, on L’aime – quant à s’y prendre, comment, on sait pas – on n’y pense pas : on a seize ans, quatre mois, six jours – fine bande de sable, de galets, entre mer et circulation urbaine : on y est – l’air qui vibre, éblouit – de la plage, les voitures, on les voit une à une rouler dans les vapeurs d’huile – odeur de caoutchouc brûlé, gouttes de verre fondu – les palmiers grattent un ciel blanc, livide, raide de chaleur – partout ça déambule – ne sait guère où ça va, que faire – seuls les vieux agissent : vissés à leur banc, l’oeil fixé sur la mer ils attendent – activement, avec fébrilité – ils sont toujours là – sur la plage on marche, d’un bout à l’autre et retour – la plage, ce sera le QG – il faut réfléchir – un peu – établir un plan – on se baigne, on nage loin – peu à peu, on n’entend plus les voitures, les cris – juste le vent à la surface des vaguelettes, ça crisse – Glacières-Pliants-Rabanes : au coucher du soleil ils partent, c’est bien – genoux dans les mains, on est presque seule sur la plage – avec Rimbaud – corné, plié, taché – Il l’a lu, Il l’aime – Lui aussi c’est un poète – Il comprendrait – et s’accrocher : belle lumière, paisible, ces îles au fond – heure fragile, on n’aime pas trop – il y a un vide qui se creuse – un sablier dans la poitrine, ça s’écoule tout doucement – bon, je suis à Cannes, et alors – ça fait triste d’un coup, ces pauvres oiseaux – ces pauvres vieux – les parents qui ramassent les jouets en plastique – les gosses qui ont froid – les serviettes humides, lourdes de sable, pliées à la va-vite – c’est l’heure où on regarde les îles, aussi, à la maison – l’heure où on nous appelle pour le repas – arrivent les autres, un par un, tombent dans le sable à côté – on discute, on se concerte – l’un dit qu’Il est au Majestic, l’autre pas du tout – dans la villa d’un rocker de l’arrière-pays – au Négresco – et puis quoi encore, c’est pas son genre – tu parles – dans un yacht, plutôt – ça va pas ? – j’ai lu que – j’ai entendu que – il a dit quoi ? – on fait quoi ? – on y va, c’est la nuit – au bistrot là-bas, où l’un a dit à l’autre que : deux soirs de suite – on y va – on y croit, on aime – le Beau, le Triste – l’Autre, avec sa voix – sa bouche – et pourtant, qu’est-ce qu’on y connaît – à tout ça – on sait juste qu’on Le cherche, on Le veut, ça fait mal – ça plie en deux n’importe où, quand on y pense – ce point de chaleur brutale, qui part du ventre, en bas – nous rencogne dans les angles, le front contre le mur – ou dans l’oreiller la nuit – rien que sa voix – ce pli de sa bouche – être là – du front contre son épaule, pousser, caresser – on n’en demande pas plus – on ne sait pas ce que c’est, le corps à corps – quelque chose comme – ouverte – être l’intérieur de l’autre – fort – beaucoup trop fort – c’est trop, on ne veut pas y penser – on ne connaît pas – on verra bien quand ça viendra -– on attend avec les autres, pas loin de ce bar – ça fume, ça jacasse, ça fait des tours à Mobylette – prudence – pas se faire voir de la maréchaussée – sa liste de mineurs en cavale, fugueurs de l’été, papillons – éphémères – on en croisera quelques uns, dans ces rues où donnent les cuisines des restaurants – affamés, fouillant les poubelles – au petit matin Il n’est pas venu, le Ténébreux – la cave est propre, nette, on peut dormir par terre entre les caisses empilées – mais qu’elle ne soit pas seule, elle, c’est dur sinon – alors les filles se relaient, on préfère, une nuit l’une, une nuit l’autre – on dort peu, on bavarde – au grand jour la plage, à se rendormir aussitôt sur le sable, moitié sable, moitié galets – la mer – encore se baigner, toujours – et de plus en plus loin, de plus en plus longtemps, nager – surtout vers midi quand les glacières s’ouvrent : poulet, salade de thon, oeufs durs, tomates – ces odeurs – à seize ans on a toujours faim – mais ça va, on se contente des restes – ceux que ramènent les autres le soir, volés dans les frigos, les placards – on ne vit vraiment que le soir – quand le boulevard s’illumine, le port – les bateaux, les grands hôtels – les fêtes – bijoux, robes longues – hauts talons – on aurait de l’allure en fourreau noir – c’est qu’on est pieds nus, les sandales sont mortes – le pantalon, le tee shirt, craquent de sel – de crasse – et puis regarde-toi, y’a rien sous ton tee shirt, t’es trop maigre – dit celui-là, amer – t’es sûrement pas son genre, il est trop vieux – à quoi ça sert – encore plus folle que sa Suzanne, tu es – on regarde les gens, on traîne – on dort sur le sable, la joue sur Rimbaud – seule, de plus en plus – on nage, on brûle au soleil – le sol parfois monte jusqu’aux lèvres – on voit des lumières en pleine lumière : des rouges, des jaunes, coupantes, aiguës, la mer est bombardée d’éclairs – la peau se fendille, dans les coupures le sel blesse – les cheveux, cette masse informe, emmêlée – décolorée, presque blanche – les yeux comme liquides, transparents : deux trous d’eau, avec un bleu au fond qui se dilue – on ne se reconnaît pas dans les vitrines, leurs miroirs – on attend – celui-là, il veut faire la route – il a dix-sept ans – mais seul, il dit, c’est pas marrant – on lui explique, mais c’est difficile – que la route, nous, on la prendrait, et là, maintenant, sans hésiter – si la route c’était Lui – long silence – regard dur, lointain – tant pis – moi de toute façon, je suis fait pour être seul – peu à peu, les autres se lassent – Il ne viendra plus, Il n’est même pas là – ils partent en virée sur leurs Mobylette, on ne les voit plus guère – ils se retrouvent ailleurs – rentrer on n’y pense pas, on n’y pense plus – on rôde – on se cache de la police – des hommes seuls – des hommes en groupe – leurs regards, leurs mains – les litanies de mots obscènes – être, comme si on n’existait pas : transparente – on ne sait plus ce qu’on attend – on finit par bien connaître la ville, les ruelles, les cours, les passages – on a ses niches, ses creux – ses voies d’ombre – on aime les bains de nuit : ça apaise le corps, calme la peau desséchée, il fait frais quand on sort – on ne fait pas le compte des jours, ils passent – ce grand vide dans la tête, cette fatigue douce, cette envie de dormir – un matin on est avec eux, les garçons aux cheveux longs, les filles belles, saines – sur la plage, loin, sous un pont où ne vient personne – à cause d’une bouche d’égout, les eaux sales rejetées là dans la mer – on vient de Marseille, tu vois, on n’est pas encore arrivés – on mettra le temps qu’il faudra – on rit – une main fraîche se pose sur le front : tu as trop chaud, petite – elle est malade ? – on s’allonge à l’ombre – la main délicatement bassine le visage – on mange de la pastèque, un peu – on n’a plus très faim, de moins en moins – on ne dort pas dans la cave, cette nuit, mais là – près de la main délicate – on écoute de la musique – on est bien – vidée d’attente – remplie de lumière – épuisée – le corps qui tourne sur lui-même, ce grand vertige – légère, on aime cette sensation : légère, comme une poignée de sable qui coule – jamais loin du Très Beau, l’Indéchiffrable – le Mélancolique – puisqu’on rêve encore dans sa voix – pousse encore son épaule du front – pose encore les lèvres sur le pli de sa bouche – parfois – de moins en moins – c’est comme la faim – et même, on l’oublie : à promener son image sur la mer, elle y tombe, ou file de l’autre côté des îles, disparaît – mais il reste les îles, au soleil couchant, on n’a jamais fini de les regarder – on reprend Rimbaud – Il aime Rimbaud, Il l’a écrit, quelque part – on ne se rappelle plus ses mots – on ne parle plus à personne, de moins en moins

tout là, en désordre – à se laisser compter, ranger, scruter – depuis si longtemps que l’on marche – depuis si longtemps que l’on sait – pour le corps à corps, aimer, prendre – donner, être ouverte – mais aussi l’inquiétude – tous ces deuils – ce qui vient après – et cela, ce désordre – le vieux Rimbaud corné – les années – et cet été qui bouge dans la paume : des soirs, des paillettes, des éclats – des illuminations


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 26 avril 2011
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