pour lui

Est-ce l’arrêt de mort
 que l’on rendit contre nous
 qui jette cette lumière ?
 Paul Celan


prolonger par un nouveau texte : terre

n’a cessé de revenir de la mort – un survivant – jusqu’à l’instant où dans la mort, s’est installé – pour ne plus revenir d’elle – ne plus revenir à elle – ne plus marcher sur le chemin qui en revient, qui y va – bon marcheur, épuisé – ce mouvement qui le renvoyait à la mort – sitôt que la vie proche, bruyante, le pressait – lui faisait fête – ce mouvement où la mort le renvoyait à la vie – accoutré de ses vêtements – trop larges, rayés – ne cessait de revenir de la mort – c’était un survivant – il l’avait vue – comme on voit un vivant : droite, debout – avec des mots et des yeux – allant et venant – occupée, parfois, comme on peut l’être – ici-bas – à construire, à penser, à écrire – à lire des livres – à sortir ses lunettes, les essuyer – pour lire des livres – de la poésie – des tragédies – occupée, surtout, à tuer – à tuer les hommes – à tuer machinalement – nuit et jour – pendant des jours et des jours – pendant des années – tuer et tuer les hommes – il insistait, parmi beaucoup de silence : car elle a des paroles, elle a des yeux – en quoi diffère-t-elle d’un vivant – c’est difficile – une mort bien vivante, prospère, dans une enveloppe d’homme – lui de ce monde, restait – à côté – il était un survivant – il marchait sur la route, il revenait toujours – il n’arrivait pas – c’ était difficile, nous étions des enfants – nous étions ses enfants – par-dessous le bord du casque, la mort – elle regardait les hommes, lui, les autres – les déportés – comme s’il n’y avait pas de vie – comme s’il n’y avait jamais eu de vie humaine – pour elle – il n’y avait pas de vie – cette mort n’en parlait pas – un mot ancien, Leben – de contenu ignoble – parfois dans les livres, encore – la poésie – mort, vidé un bon coup – une bonne fois – nettoyé, propre – vide, le mot

la mort était sous le casque, l’uniforme – et le casque, l’uniforme, partout - à effacer l’humain – brûlant toutes les forces de sa vie de mort – à effacer l’humain – dans les hommes – tous les hommes – de leur figure, de leur mémoire – extirper l’humain des vivants et des morts – tous morts là-bas – sauf lui – on était ses enfants, on tenait sa main – on jouait – à tuer les casques – qui tuaient les pères – c’était difficile, ces mots – Buchenwald – concentration – faim – des poussières grattées de l’ongle, pour manger – wagon à bestiaux – froid, grésil, neige – coups - des montagnes de cadavres, des millions de cadavres – des mots rauques, rugueux – des mots allemands – Konzentrationslager – c’était où, sur quelle carte – on n’avait rien vu – on ne l’avait pas sauvé – on n’était même pas nés, ses enfants – un survivant – avait survécu – survivait – sur la route, toujours – ne cessait de revenir – et nous avec – du camp – de tous les camps – de la mort sous le casque, avec des yeux, un regard – cette chose qui existait, morte – n’en finissait pas de tuer les survivants – n’en finissait pas de tuer ses morts

il lui parlait, sur le chemin – il lui disait : pourquoi – il ne l’interrogeait pas, il n’y avait pas de question – il n’y avait même plus de récit, de personne, nulle part – juste, il disait pourquoi – il ne faudrait jamais cesser de lui dire pourquoi – pourquoi et pourquoi, toujours – jusqu’au moment où elle ouvrirait la porte, le laisserait entrer – et là-bas, continuer à lui dire pourquoi, pourquoi et pourquoi, pendant toute l’éternité

c’était difficile, d’être l’enfant – l’enfant d’un survivant – on en portait notre poids, de sa souffrance – savoir si on avait le droit, au fond, d’aimer la vie – la vie injuste, monstrueuse – savoir si on avait le droit d’être là, nous – par quel miracle, quand on y réfléchissait – la vie fragile, on ne pouvait pas lui faire confiance, avec ses ténèbres, ses menaces – elle avait fait cela, à eux, à notre père – à nous aussi peut-être, un jour, qui sait – il y avait une menace – on aimait qu’il rie, qu’il approuve la vie, la célèbre – devant un paysage, une musique, un livre : nous disant voyez, elle et moi sommes réconciliés, elle est belle, embrassez-la, ne la craignez pas, vous pouvez aller – il le disait aussi – on était soulagés – mais il y avait le reste, toujours, les insomnies – les cauchemars – jusqu’au bout, jusqu’à la fin – surtout à la fin – quand la mort au casque lui ouvrait la porte, doucement – et qu’alors, bientôt, ça recommencerait – avec elle, seul, pour l’éternité

des mots très doux, très fluides – tout près de l’arbre de Goethe – Licht, ou Liebe, il y en a – on lisait de la poésie – avec lui – de la poésie allemande – il corrigeait l’accent – il apprenait à son enfant la langue allemande – pour nous, il lui fallait rester – et aussi pour les morts – rester avec les hommes, au coeur du monde – même déraciné, même sur le seuil – déraciné par la douleur – étranger par la douleur – rejoindre quand même – rejoindre toujours – entendre leurs voix – écouter les hommes – du seuil, du dehors, de l’autre côté de la porte, c’est vrai – mais quand même, être avec les hommes – dans leur lumière – ces reflets par les carreaux, sur la terre froide – la terre dévastée, portée plus loin, sur le chemin – à l’obscurité, au silence – poignée après poignée – la terre, ses ossements, ses noms – tant de morts à porter pour le survivant – et revenir écouter les hommes, se réchauffer – sur le seuil, à leur lumière – habiter seul la maison des cris, du silence – et résister – à la mort au casque – quoi qu’il arrive : un résistant – quitte à survivre – sur la terre vide, dévastée

on ne l’attend plus, nous ses enfants, au bout du chemin – il n’est plus là – on cherche quelque chose – ailleurs, ici – dans l’écriture – on tâtonne – avec les mots, on peine – avec l’ombre, le trou – tenir, mettre ensemble – écouter – ce qui là-bas, se dit – au-dedans - de l’autre côté – lui et elle, ensemble – que son poing se brise – contre son poing – lui éternellement : pourquoi – répétant éternellement pourquoi – sans faiblir, sans cesse – on écoute, on attend – qu’elle dise un mot – un seul – on attend un mot – qu’elle dise – un mot


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 octobre 2010
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