À partir d’un dessin d’Annie Barrat

« Quel discours est possible lorsqu’il s’agit de ce qui est absolument simple ? »


prolonger par un nouveau texte : Londres

Visage premier.
Les fileuses et la parole tenue, seulement pendant leurs moments d’absence, quand la trame est distraite des lisses, navettes et peignes, et que le visage croise au large, loin des mécaniques d’armure : des éclats, des trouées où la durée ne tient pas, et le visage se meut dans la pétrification des heures.

Sans attache dans l’air, les soirs : à l’exiguïté du visage, séparation retranche le peu de chair. Émince, débite.
Reste, à l’assaut imperceptible des toiles du quotidien, de ses faces neutres, une tache blanche d’horizon inépuisable, dans le vaste volume de silence.
Les fentes givrent le présent. Cassent la récitation intérieure.
Bleu, le froid coupe un peu de pain : à table s’invite celui qui est seul.
Un passage, qui tente de se construire. Quelque part. Dans un mutisme de découpes, un morcellement de désert : le visage s’explique seul avec les pierres. Dans un bégaiement d’apatride, dans le flux violent de multiples exils.

Traits irréductibles.
Le visage évalue, mesure par raccroc, algébrise tout point de l’infini qu’il respire. Son actuel est rencontre, éternellement calculée, effacée, recomptée, remise sur le métier.
Le visage résiste, perdu dans l’obscurité de son livre infaisable, taciturne. Nette, une ponctuation régit le souffle, un fil glisse comme un feu blanc dans les traverses du plan et ses nappes.
C’est un projet inconnaissable, et péremptoire, qui appelle.
Qui heurte sans bruit.
Quelque chose de nu en son lieu, et d’éclatant.
Où se succèdent des états décisifs du monde : la masse impassible des pierres, l’eau sous le bâillon de mousse, la peau, le chaos qui gronde, le réseau de glace où l’air ne passe pas.
Et le souvenir racle en vain les cours desséchés, les allées : le gravier blanc s’ignore collectivement, il ne tourne que sur lui-même. Les forces se perdent dans les sables, les cristallisations.
Séparation engloutit le paysage, sans échappatoire, assaille la main qui ne se lève plus, la flétrit, la blanchit comme une lèpre des routes et le visage va : le coeur de la plainte est riche de bribes, brins, syllabes débandées que le mouvement emporte.
Le visage tombe avec le torchis du mur et sa poussière, dans l’inquiétude brûlante d’une recherche, d’une recomposition : être de tous côtés, être là où il faudrait un regard, des yeux grands ouverts.
Mais il y a ces meurtrières, dans l’axe du froid : plomb de la langue, bleuissoir étonné d’une pensée qui chancelle, qui croule, injonction de gravats, de décombres, on ne peut y dormir. Mais on entend ce qui circule, une vibration, un pouls dans la ventilation de la matière.

Âme de la séparation, par ses fissures, ses blancs, le visage a ses encoignures, ses couloirs glaciaires, son éther.
Parfois, il s’envole.
Il est sans poids. Il peut tout contenir : il est vide.
Sur le fond de porosité, les parcelles dénudées, leur crissement : des labours d’agonie primitive, où l’on attend qu’un jour cela prenne, monte, pousse.
La présence d’ensemble est éclatée, calme.
L’hiver est organique, installé.
De patience infinie.

Le visage se lève clair, loin du sol mental, de ses gisements profonds et ses foyers transitoires, ses apparitions, ses clairs-obscurs. Comme si le jour de tout son poids de mort lui faisait cortège, mais sans espoir de le rejoindre.
Déperdition à l’excès, bleu irradiant jusqu’aux voûtes épaisses, aux feuilles froides, et par les plaies d’érosion jusqu’à l’os du silence. Une balafre dans l’air, derrière celui qui dicte.
Sur la bouche, longer l’étendue friable, où violence est faite au visage d’exister : hésitation têtue des choses, obstination à l’écart, dans le masque, ses dérives. Le zinc des lèvres qui tintent, déscellées.
Entre calque et neige, épure et grain, ce désoeuvrement qui accable, lorsque tout est lancinant, possible. À portée.

Lumière, le visage est une de ses propositions éparses, avec la nuit dans ses flancs neigeux. Résiduelle, incrustée dans les interstices, la nuit est contiguë, insistante, au jeu des droites, des obliques, des bords. Dans l’évidement à figure de glace, sans soudure dans l’air vide, elle est plein seau de lumière.

Visage, transparence : l’onde d’une aile qui bat, se répand sur le ciel, le froisse un instant, puis s’éteint.
Pas plus.


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 novembre 2019
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