Hors, chaque lieu visité en son rêve

Sois fidèle aux mœurs de la pierre.
Roger Caillois


prolonger par un nouveau texte : Nuit

Hors, chaque lieu visité en son rêve, de tout moi-même. À hauteur d’ombre incluse. D’un saut. D’un embrassement. D’une prise.

À flanc de nuage passant, dégagé.

Frange infime, soudain grise de poussière. Une laisse terne, des mers broyées en amont.

Août forme un quai net, raclé, mâchefer à l’aplomb et sa terre : enclume nue. Avec tous ses profits accommodant les pertes. Ses bêtes lourdes numérotées de sombre, de patience.

De torpeur.

Tout moi-même là-haut dans la combinaison des lettres : rien ne tient sous le mot jour, il bêle. Fait caillot d’un coup aveugle qui le couche dans le ravin. Sous les talons de fer, chaque lieu martelé en son rêve, de tout moi-même. Des fissures s’ouvrent : des saignées d’encre, pour des récitations intérieures qui se perdent. Si oubliés, si blancs sommes-nous sur les pontons abstraits, leur machinerie flottante et le jeu des perles, des broussailles dans l’air quand fume le socle, ses fours : rien que des taches de mots. S’y dilue notre nom éphémère. Sans date, ni marque précise.

L’été amarré là dans la paix fixe et calcinée du ciel, battant l’air rare et migrainant la tourbe, ses rognures lestées de guêpes à chaque nausée. Les tissus se défont en pleine vie, à petit bruit. Une agonie sans suite, légère, est séquestrée dans un coin de tête. L’heure est interminable, sa joie exubérante et sa mobilité profuse : petits papiers d’élytres, craquant d’étincelles, de chants.

Le vol cinglant dans la passe, tête butée, d’un bond levé dans l’air sec, son fief, comme tout s’effrite d’un cri, le rapace : l’étonnement qui flotte, la foudre lente de l’oblique et cette chance qui nous couche, immenses, sur le ventre chaud et ravaudé de la terre.

Enchantement. Cette immobilité où l’on appareille, à perte de vue dénudée, courbée, ralentie aux lisières. Gravillons et débris comme un fond obsédant, souvenir d’une même pente, linceul de vies brèves, l’eau sous bâillon de tesselles et monnaies, fardées d’oxydes : la pâte d’échos, le blanc qui environne.

Tout moi-même là-haut dans la combinaison des lettres : le jour raboté, lacunaire, instable sur l’étroit rivage entre les cils. Roulant à la vague, au hasard. S’infléchissant au large puis brûlant le vide bleu sur les plaines léthargiques : tombées du mot, des paillettes, des bribes. Des profils de cascades à circonscrire, si frêles, sur des sols de sable, des lessivages d’hiver. Tout fulgure et aveugle dans le heurt répété, là-bas, contre les barres d’horizon.

N’avoir plus à vivre. Plus besoin. De se forcer. De se pousser.

Ronce basse, versant illimité, rudimentaire. Lisser le calcaire écorché. Souffler.

Bloc d’attente, la montagne tient. Par ses câbles, ses nervures ossifiées. Leurs jonctions à la mer qui n’a pas de nom, aux boues profondes. Telle un atelier déserté. Grandeur nature. Ses basses villes en ruine, en travail, dans leur clarté d’esquilles, de feuillets : la sueur des pierres, son goût de métal. Opulence intarissable, squelettique, où les doigts trient le temps : ces cortèges affûtés d’ordalies et d’orages, les graphes des veines où seismes, fusions, se lisent vifs dans l’essaim des prismes, des draperies qui tintent.

J’évade méthodique tout moi-même, là-haut dans la combinaison des lettres : son train de houle, ses nuées de mots, ses granulations puis la retombée, le démembrement aléatoire. Lit résurgent d’un ruisseau à la mort discrète, si fluet dans la pente, dans l’épais soleil qui le boit, dans la glu du vertige, de l’épuisement.

Orphelin de la terre on est la marge, les abois : accablé de vent, ivre et convalescent dans les grands bras de sècheresse, tous nos vaisseaux brûlés, et si l’on pleure, la brèche est invisible, le silence intact.

N’avoir plus à vivre, plus besoin. Délesté du combat. À l’usure.

La pierre, elle est jetée au-dedans. Hors-champ ses anneaux dérivent, brouillent les cimes, le delta d’un éboulis enfermé dans ses angles, ses arêtes : un vieux pin est ancré à la verticale, dans la paroi. Le corps perd son axe, la hauteur est sans entrave, sans accroc, l’épaule verse dans un mur mou. Un œil brille, criblé de tessons noirs : on le voudrait couvert d’une voix vivante, toute proche dans la chaleur, dans la combinaison des lettres, leur bruit d’ailes. Mais c’est là que l’on est : où le ciel descend jusqu’au visage et clôt les lèvres.

On ne veut plus se laisser prendre au mirage des toit, des prés, des sonnailles : ils se résorbent déjà, contre le fond d’où ils ont émergé, en face, brièvement.


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2019
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