paysage d’une tension

« je rentre dans le paysage où me conduisaient mes mots »
André du Bouchet


prolonger par un nouveau texte : pour lui

Paysage d’une tension. Blanc feuilletage où circonscrire les lignes, le désordre des lignes, comment elles fuient, évitent, donnent de la gîte. Ce qu’elles bougent, et comment elles bougent. Leurs sections et leurs angles, les accidents, les éclairs, les obliques. Plancher de la mer. L’illisible, dans la profondeur du papier : enfoncé du pouce. Lent décollement de rature : flairer des axes, des perspectives. Sous l’impatience, et l’ennui. Sous la griffe. Choisir les outils : peu et simples, mais bien en main. Relever les foyers, mettre à nu les brûlures infimes, sans y toucher. Accueillir des mots dans le temps, avec le temps, dans sa transparence. S’ils viennent. Celui-ci ou celui-là : imprévu sûrement, étranger, quelconque. Ne pas le questionner. Des mots, ne penser qu’à leur disposition, leur étagement dans le paysage, jusqu’à la phrase, jusqu’à l’horizon le plus lointain de la phrase. Le nourrissage, les emboîtements, le réseau subtil des communications internes, les penser ensemble, oui, bien avant qu’ils n’aient lieu. Mais en laissant filer, en fermant les yeux : les rêver, plutôt.

Marges accomplies, impartiales : louvoyant sous la trame, elles voient et elles savent, elles taisent. Partout, gisements et nappes d’effraction difficile, acte encore scellé, immobile, sous diatribes nasillardes de mouettes et vents catabatiques, car ici c’est le froid : façons de formes frustes, dépouillées, cisaillant la vitre, le poids du front auréolé de buée.

Les arbres sont bruit, clignotent. Une petite ferraille mouillée supplie contre un volet : mais la saison vide les coeurs, peine chaque mot pour qu’il tienne son écriture droite. Longs trottoirs d’érosion, sans réverbères : les années, cette recherche continuelle, ce va-et-vient. Cette fatigue du paysage : vieux modelés à dos rond, échine courbée, émoussée. Creusés de puits et de poches, siphons et crevasses, trous. Réminiscences. Et ce vacarme, quand se rompt la langue glaciaire qui les retient. Ce désastre.

Bureau et son bois, ses taillis. Surface à copeaux, à rognures : le plat de la main balaye, cela revient.

Aube et soir, tourbe mêlée : sol pauvre des fouilles, par taille cassante, gradins renversés : doigts tracent des trépans, des foreuses, des tranchées trouant les nuages, des galeries déclives remplies d’eau et tout le carreau te flashe, hébété, dans le miroir de grisaille.

Tu comptines à petite voix, lèvres closes : lent courant de brassage, un terrier qui s’éclaire, un corps. Éboulement dans les mousses, les sutures fondent : évidence irruptive d’une crue, attaque brève des soutènements. Sable aux tempes, fièvre, scories instables : ossature de tête à fraction fine, fissurée, demi coulée, naviguant à l’estime sa propre migraine : dehors a tant de pluie comme dedans.

Débâcle des crêtes. Et ces galets roulés qui ne parviennent à mots, roulés sans fin, plages soulevées jusqu’à la bouche.

Toute pleurant et terne, irréfléchie de l’autre côté, la vitre fait rayure pour regard, écrit noyé déshabillé de lettres : même lèvres butent sur les pierres poreuses du souffle : cela tremble en retrait, dénué de voix.

Page morte, ou feuille. L’hiver une fois pour toutes. Être là : essayer des masques, des fourrures. Sous la lumière artificielle.

Livres en rond, ailes bruissantes, poussière tiède : doux nids de mort. Carnets décousus, cahiers noircis : tu les jouerais bien contre la mer et ses récifs grossiers, ses houles musculaires et ses poignets de force, mais qui en voudrait ? Coques de noix sèches, où cela cogne et résonne pour qu’en fin de page, ce soit l’hiver, et qu’on n’y comprenne rien : tout sauf la mer.

Juste, il s’agit du paysage d’une tension.

Et par-delà la vitre : une mer dont tu n’as plus idée.


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 décembre 2012
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